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Grasset
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« J'écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n'ont pas envie d'être protecteurs, ceux qui voudraient l'être mais ne savent pas s'y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés. Parce que l'idéal de la femme blanche séduisante qu'on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu'il n'existe pas. » V.D.
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Le labyrinthe des égarés : l'Occident et ses adversaires
Amin Maalouf
- Grasset
- essai français
- 4 Octobre 2023
- 9782246830443
Une guerre dévastatrice vient d'éclater au coeur de l'Europe, qui ravive les pires traumatismes du passé ; des menaces de cataclysme nucléaire sont constamment agitées, alors qu'on les croyait définitivement écartées ; un bras de fer planétaire se déroule, opposant l'Occident à la Chine et à la Russie... Il est clair qu'un bouleversement majeur est en train de se produire, qui affecte déjà notre mode de vie, et qui remet en cause les fondements mêmes de notre civilisation. Chacun en a conscience, mais personne encore n'a contemplé cette crise avec la profondeur de champ qu'elle mérite.
Comment en est-on arrivé là ? Amin Maalouf remonte, dans ce livre, aux origines de ce nouvel affrontement entre l'Occident et ses adversaires, en retraçant l'itinéraire de quatre grandes nations : d'abord le Japon de l'ère Meiji, qui fut le premier pays d'Asie à défier la suprématie des nations « blanches », et dont la modernisation accélérée fascina l'humanité entière, notamment les autres pays d'Orient, qui tous rêvèrent de l'imiter ; puis la Russie soviétique, qui constitua, pendant trois-quarts de siècle, une formidable menace pour l'Occident, son système et ses valeurs, avant de s'effondrer ; ensuite la Chine, qui représente en ce vingt-et-unième siècle, par son développement économique, par son poids démographique et par l'idéologie de ses dirigeants, le principal défi à la suprématie de l'Occident ; et enfin les Etats-Unis, qui ont tenu tête à chacun des trois « challengers », et qui sont devenus, au fil des guerres, le chef suprême de l'Occident et la première superpuissance planétaire.
L'ensemble de ces récits constitue une grande fresque historique qui éclaire, comme on ne l'avait jamais vu jusqu'ici, les enjeux des conflits en cours, les motivations des protagonistes, et les étranges paradoxes de notre époque.
En exergue du livre, l'auteur cite cette parole si pertinente de Faulkner : « Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé. » -
Comment ça va pas ? - Conversations après le 7 octobre
Delphine Horvilleur
- Grasset
- essai français
- 21 Février 2024
- 9782246838470
Fracassée comme tant d'autres après le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël, l'auteur voit son monde s'effondrer. Elle dont la mission consiste à porter la souffrance des autres sur ses épaules et à la soulager par ses mots, se trouve soudain en état de sidération, impuissante et aphasique.
Dans la fièvre, elle écrit alors ce petit traité de survie, comme une tranche d'auto-analyse qui la fait revenir sur ses fondements existentiels.
Le texte est composé de dix conversations réelles ou imaginaires : conversation avec ma douleur, conversation avec mes grands-parents, conversation avec la paranoïa juive, conversation avec Claude François, conversation avec les antiracistes, conversation avec Rose, conversation avec mes enfants, conversation avec ceux qui me font du bien, conversation avec Israël, conversation avec le Messie.
Ce livre entre en résonnance avec Vivre avec nos morts (puisqu'il s'agit ici, a contrario, de l'angoisse de mourir avec les vivants), avec Réflexions sur la question antisémite (puisque c'est le pendant personnel, intime et douloureux à l'essai plus intellectuel et réflexif) et à Il n'y a pas de Ajar (puisque la musique, le ton, la manière des dialogues oraux font écho à ceux du monologue théâtral).
Comme toujours avec l'auteur, le va et vient entre l'intime et l'universel, entre l'exégèse des textes sacrés et l'analyse de la société actuelle, entre la gravité du propos et l'humour comme politesse du désespoir, parvient à transformer le déchirement en réparation, l'inconfort en force, l'inquiétude en réassurance et le doute en savoir. -
Une vie heureuse
Ginette Kolinka, Marion Ruggieri
- Grasset
- essai français
- 25 Janvier 2023
- 9782246832393
Ginette Kolinka, qui va fêter ses 98 ans, habite le même appartement depuis qu'elle a dix ans.
Elle a toujours vécu là, rue Jean-Pierre Timbaud, au coeur de Paris, à l'exception de trois ans : de 1942 à 1945.
Cet appartement, c'est sa vie qui défile devant nos yeux. Il y a les portraits de ceux qui ne sont pas revenus de Birkenau : son père, son petit frère, son neveu.
Les disques d'or de son fils unique, Richard, batteur du groupe Téléphone.
Les photos de ses cinq soeurs, Ginette est la cadette, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants.
Les dessins des écoliers, à qui elle raconte désormais son histoire, tous les jours, aux quatre coins de la France.
Et même les meubles qu'ont laissés les « collabos ».
Ginette nous fait la visite.
On traverse le temps : l'atelier de confection de son père, la guerre, ce mari adorable et blagueur. Les marchés, qui l'ont sauvée. Et les camps qui affleurent à chaque page, à chaque pas.
Mais Ginette, c'est la vie ! Le grand présent. « On me demande pourquoi je souris tout le temps, mais parce que j'ai tout pour être heureuse ! » -
Le savoir des victimes : Comment on a écrit l'histoire de Vichy et du génocide des juifs de 1945 à nos jours
Laurent Joly
- Grasset
- essai français
- 22 Janvier 2025
- 9782246824008
Comment l'histoire du régime de Vichy et du génocide des juifs a-t-elle été écrite en France depuis 1945 ? Sous quelle forme, dans quel contexte et au terme de quels combats la vérité sur les crimes antisémites de Vichy s'est-elle imposée au plus grand nombre ?
C'est ce que cet essai d'histoire de l'histoire se propose d'interroger : une plongée dans l'histoire de France des années 1940 jusqu'à nos jours, à travers les livres, les polémiques de presse, les controverses intellectuelles, les films, les émissions de télévision, et aussi les politiques commémoratives et les affaires judiciaires. Laurent Joly, dans cette synthèse magistrale, raconte le récit mensonger, largement diffusé jusqu'à la fin des années 1960, fondée sur la stratégie judiciaire de Pétain et Laval, qui tentèrent de faire passer leur action criminelle pour une politique de « moindre mal » destinée à sauver les juifs français. Il révèle aussi un travail historique fondé sur les archives, élaboré par les chercheurs d'une institution unique au monde, le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), dès 1945 ; et une approche « pacifiante » - portée par journalistes ou universitaires soucieux de « réconciliation nationale », au prix de la vérité scientifique...
Cette histoire fut racontée aussi à travers des travaux et des destins - historiens, journalistes, militants de la mémoire et hommes politiques, témoins, sur plus de cinquante ans : Léon Poliakov, Joseph Billig, Serge Klarsfeld ; Henri Michel, Robert Paxton ou Henry Rousso ; Raymond Aron, Robert Aron ou Henri Amouroux ; Josée Laval, René de Chambrun, Me Isorni ou Alfred Fabre-Luce ; Charles de Gaulle ou François Mitterrand.
La vérité sur un crime d'Etat ne peut résider dans un « juste milieu » entre le point de vue des « bourreaux » et celui des « victimes ». Ce n'est que lorsque les intermédiaires culturels, ainsi que les autorités politiques et judiciaires, ordinairement portés vers la vision « pacifiante », prennent sérieusement en compte la souffrance des « victimes » et portent un regard véritablement critique sur les justifications des « bourreaux », s'approchant ainsi de la posture scientifique des chercheurs spécialisés, que l'apaisement civique et la réconciliation nationale sont possibles. -
Après Le droit d'emmerder Dieu, éloge du droit au blasphème, Richard Malka revient sur l'origine profonde d'une guerre millénaire au sein de l'Islam : la controverse brûlante sur la nature du Coran.
Plus qu'une plaidoirie, ces pages mûries pendant des années questionnent ce qu'il est advenu de l'Islam entre le VIIème et le XIème siècle, déchiré entre raison et soumission.
Les radicaux ont gagné, effectuant un tri dans le Coran et les paroles du Prophète, oppressant leurs ennemis - au premier rang desquels les musulmans modérés, les musiciens, artistes, philosophes, libres penseurs, les femmes et minorités sexuelles.
Plonger avec passion dans cette cassure au sein d'une religion n'est pas être « islamophobe », c'est regarder l'histoire en face.
Traité sur l'intolérance est une méditation puissante, un appel aux islamologues du savoir et de la nuance - pour qu'enfin chacun sache, comprenne, échange, s'exprime. -
Le Vertige MeToo : Trouver l'équilibre après la nouvelle révolution sexuelle
Caroline Fourest
- Grasset
- essai français
- 11 Septembre 2024
- 9782246825678
« Nous vivons une nouvelle révolution sexuelle. Après la libération, voici venu le temps du respect. Sept ans après MeToo, pas jour sans que l'arène publique ne soit secouée par des révélations qui rencontrent enfin l'écoute. Revers de la médaille, des hommes et quelques femmes sont mis dans le même sac MeToo pour des accusations très différentes, allant de graves agressions sexuelles à des malentendus sexistes. Il y a ceux qu'on soupçonne d'avoir employé la force ou exercé leur emprise, et parfois de simples éconduits, à qui l'on reproche une maladresse isolée. Il y a les prédateurs que plusieurs dénoncent, et ceux qu'une seule femme accuse. Il y a les relaxés faute de preuves, et les blanchis qui vivent toujours à l'ombre du doute... Dans cette liste, beaucoup de coupables, enfin exposés, et quelques innocents, brûlés vifs sur le bûcher médiatique. La honte a changé de camp, mais la meute aussi. Et sa guillotine est à géométrie variable, selon qui accuse et la notoriété de l'accusé.
Comment reconnaître le faux MeToo du vrai ? Faut-il se fier uniquement à la presse ou attendre la justice ? Croire l'accusation sur parole ou respecter la présomption d'innocence ? Bannir à vie ou préférer une riposte graduée ? Ce livre a pour but de retrouver un équilibre, féministe et juste, après le vertige. »
C. F.
Du Mouvement de libération des femmes à l'après MeToo, de l'affaire Weinstein aux mille autres secouant le cinéma et les médias, jusqu'à son intime expérience, Caroline Fourest dissèque les ombres et lumières d'un séisme qui a changé nos vies. Un éclairage indispensable pour ne pas transformer une révolution en terreur, et garder le cap : celui de la lutte contre les abus de pouvoir. Cinquante nuances en zone grise. Pour sauver MeToo de ses excès -
" Depuis que j'ai quitté le Liban pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais " plutôt français " ou " plutôt libanais ". Je réponds invariablement : " L'un et l'autre ! " Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu' en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C'est cela mon identité ? "
Partant d'une question anodine qu'on lui a souvent posée, Amin Maalouf s'interroge sur la notion d'identité, sur les passions qu'elle suscite, sur ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d'assumer en toute liberté ses diverses appartenances ? Pourquoi faut-il, en cette fin de siècle, que l'affirmation de soi s'accompagne si souvent de la négation d'autrui ? Nos sociétés seront-elles indéfiniment soumises aux tensions, aux déchaînements de violence, pour la seule raison que les êtres qui s'y côtoient n'ont pas tous la même religion, la même couleur de peau, la même culture d'origine ? Y aurait-il une loi de la nature ou une loi de l'Histoire qui condamne les hommes à s'entretuer au nom de leur identité ?
C'est parce qu'il refuse cette fatalité que l'auteur a choisi d'écrire les Identités meurtrières, un livre de sagesse et de lucidité, d'inquiétude mais aussi d'espoir.
Amin Maalouf a publié les Croisades vues par les Arabes, ainsi que six romans : Léon l'Africain, Samarcande, les jardins de lumière, le Premier siècle après Béatrice, le Rocher de Tanios et les Echelles du Levant. -
La civilisation du poisson rouge ; petit traité sur le marché de l'attention
Bruno Patino
- Grasset
- essai français
- 10 Avril 2019
- 9782246819301
« Le poisson rouge tourne dans son bocal. Il semble redécouvrir le monde à chaque tour. Les ingénieurs de Google ont réussi à calculer la durée maximale de son attention : 8 secondes. Ces mêmes ingénieurs ont évalué la durée d'attention de la génération des millenials, celle qui a grandi avec les écrans connectés : 9 secondes. Nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés.
Une étude du Journal of Social and Clinical Psychology évalue à 30 minutes le temps maximum d'exposition aux réseaux sociaux et aux écrans d'Internet au-delà duquel apparaît une menace pour la santé mentale. D'après cette étude, mon cas est désespéré, tant ma pratique quotidienne est celle d'une dépendance aux signaux qui encombrent l'écran de mon téléphone. Nous sommes tous sur le chemin de l'addiction : enfants, jeunes, adultes.
Pour ceux qui ont cru à l'utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé. Ainsi de Tim Berners Lee, « l'inventeur » du web, qui essaie de désormais de créer un contre-Internet pour annihiler sa création première. L'utopie, pourtant, était belle, qui rassemblait, en une communion identique, adeptes de Teilhard de Chardin ou libertaires californiens sous acide.
La servitude numérique est le modèle qu'ont construit les nouveaux empires, sans l'avoir prévu, mais avec une détermination implacable. Au coeur du réacteur, nul déterminisme technologique, mais un projet qui traduit la mutation d'un nouveau capitaliste : l'économie de l'attention. Il s'agit d'augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. Après avoir réduit l'espace, il s'agit d'étendre le temps tout en le comprimant, et de créer un instantané infini. L'accélération générale a remplacé l'habitude par l'attention, et la satisfaction par l'addiction. Et les algorithmes sont aujourd'hui les machines-outils de cette économie...
Cette économie de l'attention détruit, peu à peu, nos repères. Notre rapport aux médias, à l'espace public, au savoir, à la vérité, à l'information, rien n'échappe à l'économie de l'attention qui préfère les réflexes à la réflexion et les passions à la raison. Les lumières philosophiques s'éteignent au profit des signaux numériques. Le marché de l'attention, c'est la société de la fatigue.
Les regrets, toutefois, ne servent à rien. Le temps du combat est arrivé, non pas pour rejeter la civilisation numérique, mais pour en transformer la nature économique et en faire un projet qui abandonne le cauchemar transhumaniste pour retrouver l'idéal humain... »B.P. -
« En ce début des années 1990 : le diable grimé en général était toujours présent. Il me semblait qu'en le rencontrant, je pourrais comprendre ce qui le différenciait du reste du genre humain. Constater ce qui lui manquait, ou ce qui avait provoqué un changement de nature. Peut-être me rassurer à bon compte face à l'évidence de l'altérité. Et témoigner. »
Fils d'un père bolivien réfugié en France, Bruno Patino grandit entouré d'images de figures révolutionnaires devenues icônes. Il fantasme et s'interroge sur les hommes derrière les représentations. Parmi ces images, celle du dictateur chilien aux lunettes noires, Augusto Pinochet, incarne pour lui le mal.
En 1992, à 26 ans, l'auteur devient correspondant du Monde au Chili. Pinochet a quitté la présidence mais reste le commandant en chef de l'armée de terre et limite drastiquement ses échanges avec la presse. Il est, sur le continent, l'un des derniers à avoir fait régner l'ordre par le sang avant que les armes ne soient troquées par les écrans et la surveillance. Bruno Patino, cherche, déjà, à percer l'énigme du pouvoir : mû par une étrange obsession, il veut, par tous les moyens, rencontrer le général pour l'interroger.
Ce rare face-à-face est raconté dans ces pages, cinquante ans après la prise de pouvoir de Pinochet par un coup d'Etat, le 11 septembre 1973.
Après ses grands essais sur notre condition numérique, Bruno Patino nous emmène sur un terrain mouvant et passionnant : les combats de sa jeunesse et l'ambiguïté folle d'approcher un monstre. Un conte cruel où un jeune journaliste va pourtant finir par rire avec le diable. -
« C'est à nous, et à nous seuls, qu'il revient de réfléchir, d'analyser et parfois de prendre des risques pour rester libres. Libres de nous engager et d'être ce que nous voulons. C'est à nous, et à personne d'autre, qu'il revient de trouver les mots, de les prononcer, de les écrire avec force, pour couvrir le son des couteaux sous nos gorges.
A nous de rire, de dessiner, d'aimer, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute, face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustration - en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon, des militants aveuglés, et des intellectuels qui sont les héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXème siècle, de Staline à Pol Pot. »
Ainsi plaide Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, lors du procès des attentats de janvier 2015. Procès historique, procès intellectuel, au cours duquel l'auteur retrace, avec puissance et talent, le cheminement souterrain et idéologique du Mal. Chaque mot pèse. Chaque mot frappe. Ou apporte la douceur. Evoquant les noms des disparus, des amis, leurs plumes, leurs pinceaux, leur distance ironique et tendre. Oui, la liberté d'expression est un combat, chaque jour vivifié par des gestes, des paroles, des échanges.
Face à la mort, la littérature nous tient : ce texte, bien plus qu'une plaidoirie, est un éloge de la vie libre, joyeuse et éclairée. -
Toute société élabore des critères ethnocentriques pour justifier sa supériorité, voire sa perfection, comparée aux autres sociétés qu'elle dévalorise. Les esquimaux appelaient « poux de la terre » les autres peuples, les Grecs et les Romains les désignaient du terme de "barbares". Au dix-huitième siècle, les sociétés européennes ont été profondément transformées par les conséquences de la révolution scientifique, tant concrètement qu'idéologiquement. Elles n'ont plus été en mesure de faire appel aux moeurs ou à la religion pour revendiquer leur supériorité. Elles se sont tournées vers la science. Naturalistes, médecins, philosophes ont alors rivalisé de classifications raciales destinées à porter au pinacle une race qualifiée de « blanche », la leur, en raison d'une prétendue supériorité biologique (ou naturelle dans le langage de l'époque). On sait maintenant que l'entreprise était vouée à l'échec car contraire aux règles mêmes de la recherche scientifique.
Pour autant cette idée continue de hanter le débat public et la société Française. Depuis les années 80, l'extrême-droite fait d'un prétendu racisme envers les Blancs la pierre angulaire de sa croisade pour la préférence nationale. En 2023, Marion-Maréchal Le Pen parlait encore du « tabou médiatique, judiciaire et politique... à l'égard du racisme anti-blanc ». Tout se passe comme si les théories raciales qu'on pensaient enterrées à jamais avec les horreurs de la Seconde Guerre mondiale trouvaient un nouveau souffle.
L'enjeu de cet essai est de comprendre pourquoi et comment le terme de « Blanc » s'est-il imposé ? De retracer l'histoire de ce signifiant, depuis son invention au XVIIIème siècle jusqu'à sa résurgence actuelle, où l'influence des mouvements radicaux noirs venus des États-Unis, d'une part, et le piège de la statistique ethnique ont cristallisé les tensions et les débats. -
Il faut prêter attention aux analyses d'Amin Maalouf : ses intuitions se révèlent des prédictions, tant il semble avoir la prescience des grands sujets avant qu'ils n'affleurent à la conscience universelle. Il s'inquiétait il y a vingt ans de la montée des Identités meurtrières ; il y a dix ans du Dérèglement du monde. Il est aujourd'hui convaincu que nous arrivons au seuil d'un naufrage global, qui affecte toutes les aires de civilisation.
L'Amérique, bien qu'elle demeure l'unique superpuissance, est en train de perdre toute crédibilité morale. L'Europe, qui offrait à ses peuples comme au reste de l'humanité le projet le plus ambitieux et le plus réconfortant de notre époque, est en train de se disloquer. Le monde arabo-musulman est enfoncé dans une crise profonde qui plonge ses populations dans le désespoir, et qui a des répercussions calamiteuses sur l'ensemble de la planète. De grandes nations « émergentes » ou « renaissantes », telles la Chine, l'Inde ou la Russie, font irruption sur la scène mondiale dans une atmosphère délétère où règne le chacun-pour-soi et la loi du plus fort. Une nouvelle course aux armements paraît inéluctable. Sans compter les graves menaces (climat, environnement, santé) qui pèsent sur la planète et auxquelles on ne pourrait faire face que par une solidarité globale qui nous fait précisément défaut.
Depuis plus d'un demi-siècle, l'auteur observe le monde, et le parcourt. Il était à Saigon à la fin de la guerre du Vietnam, à Téhéran lors de l'avènement de la République islamique. Dans ce livre puissant et ample, il fait oeuvre à la fois de spectateur engagé et de penseur, mêlant récits et réflexions, racontant parfois des événements majeurs dont il s'est trouvé être l'un des rares témoins oculaires, puis s'élevant en historien au-dessus de sa propre expérience afin de nous expliquer par quelles dérives successives l'humanité est passée pour se retrouver ainsi au seuil du naufrage. -
Petit traité du racisme en Amérique
Dany Laferriere
- Grasset
- essai français
- 4 Janvier 2023
- 9782246830504
Dans ce livre, le premier qu'il consacre au racisme, Dany Laferrière se concentre sur ce qui est peut-être le plus important racisme du monde occidental, celui qui dévore les Etats-Unis. Les Noirs américains : 43 millions sur 332 millions d'habitants au total - plus que la population entière du Canada. 43 millions qui descendent tous de gens exploités et souvent martyrisés. 43 millions qui subissent encore souvent le racisme. Loin d'organiser une opposition manichéenne entre le noir et le blanc, précisément, Dany Laferrière précise : « On doit comprendre que le mot Noir ne renferme pas tous les Noirs, de même que le mot Blanc ne contient pas tous les Blancs. Ce n'est qu'avec les nuances qu'on peut avancer sur un terrain si miné. »
Voici donc un livre de réflexion et de tact, un livre littéraire. Mêlant des formes brèves que l'on pourrait rapprocher des haïkus, où il aborde en général les sensations que les Noirs éprouvent, et de brefs essais où il étudie des questions plus générales, Dany Laferrière trace un chemin grave, sans jamais être démonstratif, dans la violence semble-t-il inextinguible du racisme américain. « Mépris », « Rage », « Ku Klux Klan » alternent avec des portraits des grands anciens, Noirs ou Blancs, qui ont agi en noir ou en blanc : Charles Lynch, l'inventeur du lynchage, mais aussi Eleanor Roosevelt ; et Frederick Douglass, et Harriet Beecher Stowe, l'auteur de La Case de l'oncle Tom, et Bessie Smith, à qui le livre est dédié, et Angela Davis. Ce Petit traité du racisme en Amérique s'achève sur une note d'espoir, celui que Dany Laferrière confie aux femmes. « Toni, Maya, Billie, Nina, allez les filles, le monde est à vous ! » -
Se souvenir ensemble
Claude Askolovitch, Evelyn Askolovitch
- Grasset
- essai français
- 11 Octobre 2023
- 9782246829669
C'est l'histoire d'Evelyn, qui a 85 ans et fut déportée de Hollande à l'âge de quatre ans, jusqu'à Bergen-Belsen en Allemagne. Aujourd'hui, elle raconte aux enfants des écoles des souvenirs qui lui échappent souvent - elle était si petite là-bas, et elle s'est protégée des années dans l'oubli et le déni.
Et c'est l'histoire de Claude son fils, journaliste parisien de soixante ans et qui n'aime pas vraiment que sa mère - qu'il a connue un peu drôle et normale, et qui n'embêtait pas son monde avec sa tragédie - devienne sur ses vieux jours un des derniers témoins. Il redoute qu'elle se blesse à chercher son enfance, ce qu'elle a perdu à l'aube de sa vie. Il redoute qu'à s'obséder des morts, elle oublie les vivants. Il redoute qu'elle meure à force de raconter, ou s'il lui fait enfin la grâce de l'écouter : car le plus souvent, il ne l'écoute pas ; pas plus qu'elle ne lui parle, en vérité.
C'est l'histoire d'Evelyn et Claude qui enfin se parlent et se cherchent et s'agacent aussi, se blessent et se consolent, et qui écrivent ce livre ensemble. Se souvenir ensemble passe par le judaïsme allemand dévasté, la Hollande juive annihilée, la France d'un bonheur possible. « Que faire d'une petite fille souriante en cardigan de laine qu'on a photographiée quelques semaines avant qu'elle ne soit déportée ? Que faire d'une fillette qui n'est pas morte et qui est votre mère ? Que faire d'un fils qui veut savoir ce qu'on ne peut pas dire et qui rejette ce qu'on veut bien livrer ? Que t'est-il, que nous est-il arrivé, de quoi te souviens-tu en fait, sommes-nous une famille ? »
Un échange unique et beau, traversé par l'amour, le doute, le judaïsme, l'impossible mémoire, Israël, les fêtes et les vivants, les morts aussi. Se souvenir est un impératif douloureux et magnifique, ici donné par les mots, parfois doux, parfois rieurs, souvent angoissés. -
Réflexions sur la question antisémite
Delphine Horvilleur
- Grasset
- essai français
- 9 Janvier 2019
- 9782246815532
Sartre avait montré dans Réflexions sur la question juive comment le juif est défini en creux par le regard de l'antisémite. Delphine Horvilleur choisit ici de retourner la focale en explorant l'antisémitisme tel qu'il est perçu par les textes sacrés, la tradition rabbinique et les légendes juives.
Dans tout ce corpus dont elle fait l'exégèse, elle analyse la conscience particulière qu'ont les juifs de ce qui habite la psyché antisémite à travers le temps, et de ce dont elle « charge » le juif, l'accusant tour à tour d'empêcher le monde de faire « tout » ; de confisquer quelque chose au groupe, à la nation ou à l'individu (procès de l'« élection ») ; d'incarner la faille identitaire ; de manquer de virilité et d'incarner le féminin, le manque, le « trou », la béance qui menace l'intégrité de la communauté.
Cette littérature rabbinique que l'auteur décortique ici est d'autant plus pertinente dans notre période de repli identitaire que les motifs récurrents de l'antisémitisme sont revitalisés dans les discours de l'extrême droite et de l'extrême gauche (notamment l'argument de l'« exception juive » et l'obsession du complot juif).
Mais elle offre aussi et surtout des outils de résilience pour échapper à la tentation victimaire : la tradition rabbinique ne se soucie pas tant de venir à bout de la haine des juifs (peine perdue...) que de donner des armes pour s'en prémunir.
Elle apporte ainsi, à qui sait la lire, une voie de sortie à la compétition victimaire qui caractérise nos temps de haine et de rejet.
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Lettres à la petite fille qui vient de naître
Patrice Franceschi
- Grasset
- essai français
- 2 Octobre 2024
- 9782246839743
« Ma chère enfant, tu as à peine quelques mois d'existence, l'avenir est tout entier devant toi, mais depuis le jour de ta naissance je m'interroge sur le destin que te réservera le monde dans lequel tu viens de prendre place, et sur la manière dont je pourrais agir pour rendre ce destin le meilleur possible. Cette préoccupation va de soi puisque je suis ton parrain par la grâce de ta mère. Sache que je prends mon rôle très à coeur - comme je le fais pour mes propres enfants. Tout au long des années à venir, je vais t'accompagner dans ta marche en avant, de tes premiers pas jusqu'à mon dernier souffle. Qu'il plaise aux dieux que ce chemin soit long ! »
Ainsi s'adresse Patrice Franceschi à sa très jeune filleule, et à sa mère aussi : première lettre d'une suite de vingt-quatre, destinée à la « petite fille qui vient de naître » pour l'aider à affronter le monde qui l'attend, traversé de violence, de lâcheté, de doutes, travaillé par les dissensions et la colère. Des lettres pleines d'espoir et de solutions pour un regard d'enfant en quête de rire, de paix et d'échange. A la petite fille qui lira ces pages, bien plus tard, comme un parcours initiatique vers le bonheur, Franceschi ne cache rien. Il se livre, aventurier, ami des peuples libres, lecteur des philosophes, écrivain passionné. Il raconte. S'inquiète. Et propose une façon d'être : profondément libre, engagé moralement; jamais indifférent; avec, au coeur, la vérité, la beauté, l'appel du risque et de la sagesse.
Mêlant choses vues, lectures, pensées, avec tendresse et à hauteur d'enfant, Patrice Franceschi nous livre le plus beau des cadeaux : cent pages pour aimer la vie intensément. -
« De loin, à 400 m d'altitude, miroitant sous la lune ou étincelant au soleil, j'aperçois comme un drap blanc étendu sur le flanc d'une colline. Ce drap blanc, qui occupe plusieurs hectares, coïncide avec l'emplacement du village détruit. Ce n'est pas un drap, mais une couche de ciment chaulé d'un mètre cinquante de hauteur ; des couloirs percés dans cette masse reproduisent le tracé des rues anciennes... »
Dès la première page, nous voici en Sicile avec le grand romancier et essayiste Dominique Fernandez. Fou d'Italie depuis toujours, passionné de la langue italienne, ami de Moravia et de Pasolini, traducteur de Goldoni et Sandro Penna, il nous conduit dans son Italie, éternelle, actuelle, selon ses passions, son désir. Ce n'est pas de l'égoïsme, mais une passion incessante. Nous traversons Naples, Rome, l'Ombrie, Bologne, Florence et Venise...
D'une mosaïque méconnue à une tonnara en ruine, d'un vers énigmatique au plus beau tableau de Rome, de la transparence du marbre au mystère de la chapelle Saint Luc, c'est une promenade buissonnière. Fernandez raconte, déploie, cherche, ironise, se passionne. Rien ne lui échappe et tout s'éveille ici, avec plaisir, sensualité, à hauteur de l'amour porté. On apprend, on s'épate de ce beau savoir, joyeux et tendre. -
Au XIX siècle, lorsque l'homosexualité est inventée comme crime et maladie mentale en Europe, l'écrivain Karl Heinrich Ulrich est le premier à se déclarer « uraniste » et à affirmer les droits de « ceux qui aiment différemment ». Après lui, Preciado refuse le protocole médico-légal de changement de sexe et entreprend un projet de transformation de son corps et de sa subjectivité via l'auto-administration de testostérone. Il relate cette traversée, ce devenir « homme-trans », au fil de chroniques dans Libération entamées comme Beatriz et poursuivies une fois devenu Paul.
Il y développe une philosophie politique dépassant les questions de sexualité et évoque des questions politico-sociales comme le devenir néo-fasciste en Europe, la crise grecque, les luttes zapatistes au Mexique, le conflit en Catalogne.
Car la dualité sexuelle et son l'épistémologie binaire sont le cadre général de nos sociétés « technopatriarcales et hétérocentrées ». La masculinité s'y définit par le droit des hommes à donner la mort et la féminité par l'obligation des femmes à donner la vie. L'hétérosexualité est à la fois une politique du désir et un régime de gouvernement imposant un système de violence et de domination. Face à ce régime, la culture queer et trans est celle du l'expérimentation du genre et de la non-naturalisation des positions de pouvoir. Les corps sont équivalents, le pouvoir est redistribué.
En devenant Paul, Preciado, « dissident du système genre-genre », met en pratique la révolution sexuelle et politique qu'il appelle de ses voeux. Il propose ainsi une cartographie de technologies du pouvoir aussi bien qu'une guide des nouvelles stratégies de résistance à la norme. -
Au terme de près de cinquante ouvrages et de cinquante ans de participation à la vie publique, Alain Minc nous offre ici un « arrêt sur images ». Ce ne sont pas à proprement parler des Mémoires mais un bilan d'étape qui se déplie et se déploie, comme un éventail, en quatre volets : figures, moments, legs et ratés.
« Le vrai tombeau des morts, c'est le coeur des vivants » disait Cocteau. Aussi ce livre commence-t-il par les portraits de personnages, aujourd'hui décédés, dont l'auteur a été très proche et qui ont joué un rôle cardinal dans sa vie. C'est un mélange inattendu d'affinités électives où Jorge Semprun côtoie Bernard Tapie, François Furet, Yves Montand... et où souvenirs personnels et descriptions psychologiques se donnent la main.
Ensuite viennent les moments importants pour lesquels il retrace ses réactions analysées à travers le regard d'aujourd'hui : du « monôme » de 1968 au 7 octobre 2023, de l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie à la chute du mur de Berlin.
Puis les idées ou concepts qu'il a lancés et sont devenus des lieux communs dans les débats d'aujourd'hui - comme par exemple « l'équité versus l'égalité », « la mondialisation heureuse » ou le « cercle de la raison » - sur lesquels il s'interroge avec le recul du temps.
Et enfin ses « ratés », les sujets qu'il estime avoir ignorés ou maltraités, réfléchissant rétrospectivement aux raisons de ses faux pas.
Sur chacun de ces thèmes affleure un mélange d'humour et de distance, de profondeur et de légèreté. -
Le livre :
« Il n'a jamais été plus facile de faire rire qu'aujourd'hui. Toutefois, les enjeux sont si élevés et les risques si grands que notre rire ne peut plus être aussi franc et assuré que par le passé. Jamais la nature précaire, instable et `'nerveuse'' du rire n'a été aussi manifeste. Quand on considère le type de comique actuellement en vogue, il est permis de penser que notre époque ajoute une nouvelle dimension au mot fameux de Molière sur le rire et la création de la comédie : `'C'est une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens.'' »
René Girard se souvenait ainsi, en 1972, de son premier essai remisé parmi ses « very important papers ». Ce dactylogramme de 78 pages a été retrouvé par Martha Girard et Benoît Chantre. On y découvre la méditation d'un Français exilé en plein maccarthysme. Quand il n'est pas compris comme sensé et insensé, mécanique et vivant, celui dont on se moque fait du rire un poison mondain. Mais « le véritable sourire, le sourire `'lumineux'', nie l'isolement du rire ; il cherche à nouer des liens, il est geste d'accueil et de reconnaissance. Il n'exprime peut-être qu'une invitation à rire ensemble. »
Une méditation majeure enfin révélée au public. -
La vie spectrale : penser l'ère du métavers et des IA génératives
Eric Sadin
- Grasset
- essai français
- 18 Octobre 2023
- 9782246831365
Le métavers n'est pas une fantasmagorie, c'est une réalité qui déjà nous environne autant qu'un puissant mouvement, celui de la pixellisation croissante de nos existences. Travail, enseignement, médecine, achats, loisirs et interactions ont lieu en ligne - et derrière nos écrans. Un seuil a été franchi avec l'apparition de l'intelligence artificielle générative dont le rôle n'est plus de gérer nos tâches mais de produire du langage, des images, du son... Nos facultés fondamentales sont en passe d'être déléguées à des machines. Bientôt, c'est la voix de ces robots qui nous guidera dans nos cavernes de pixels, à chaque étape de nos vies vouées à être sans trêve analysées, marchandisées, désincarnées.
Face à cette rupture sans précédent, une philosophie s'impose pour comprendre et agir. Mises en perspectives historiques, analyses des systèmes technologiques, décryptages des intérêts économiques et des conséquences civilisationnelles, La vie spectrale est autant une phénoménologie contemporaine que la pensée du monde qui vient. Un essai magistral et capital. -
L'homme augmenté : Futurs de nos cerveaux
Raphaël Gaillard
- Grasset
- essai français
- 10 Janvier 2024
- 9782246835189
Hier, l'intelligence artificielle était un fantasme de science-fiction. La voilà sur le point de nous remplacer dans bien des fonctions. Faut-il anticiper un affrontement entre la machine et l'homo sapiens ?
Avec une hauteur de vue inédite sur une question brûlante, le psychiatre et chercheur en neurosciences Raphaël Gaillard montre que cette nouvelle intelligence, née en imitant notre cerveau, a toutes les raisons de s'hybrider avec notre propre intelligence. Le défi ne sera pas de rivaliser avec l'IA mais de réussir cette hybridation. D'ores et déjà, les interfaces cerveau-machine permettent à un homme paralysé de marcher ou de transmettre ses pensées. Demain nous utiliserons l'IA comme nous utilisons nos smartphones, partout et tout le temps, comme un appendice de nous-même, voire en l'incorporant. Faut-il en avoir peur ? Comment nous préparer à cette nouvelle ère ?
Nous avons déjà connu une grande hybridation avec l'avènement de l'écriture et de la lecture, signant notre passage de la Préhistoire à l'Histoire. Déposer hors de soi notre savoir par l'écriture, et se le réapproprier par la lecture, n'était pas si différent de ce que la technologie nous promet. Puisque cette aventure fut une réussite pour l'humanité, nous ferions bien de nous en inspirer. -
Comment peut-on, adolescent, faire la démonstration d'un talent inouï au point de devenir une sorte de bête de foire dans les milieux littéraires parisiens, et à vingt ans, renoncer brutalement à la poésie pour partir vendre du café et des casseroles en Afrique ? C'est ce qu'on a l'habitude d'appeler le mystère Rimbaud. Cette répudiation lui a valu anathème (André Breton) et incompréhension (Etiemble), certains comme René Char se montrant plus compatissants (« tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud »). Mais aucun ne s'est demandé si ce n'était pas plutôt la poésie qui l'avait lâché, inapte désormais à rendre compte de la modernité qui, sous la bannière du progrès, rendait obsolète le vieux monde de l'alexandrin et du sonnet.
Or le jeune Rimbaud fut en première ligne dans ce changement à vue. Il fut hébergé par Charles Cros, poète et inventeur du phonographe, fréquenta Paul Demeny dont le frère Georges est un des pionniers du cinéma, usa abondamment des trains et des vapeurs, posa pour Carjat, le photographe des « people », assista à la construction du premier métro du monde, celui de Londres, et il connaissait au moins par Castaner les discussions enflammées du café Guerbois où Monet, Manet, Cézanne, procédait au dynamitage de l'académisme.
« Il faut être absolument moderne », lâche-t-il dans Une saison en enfer, établissant bien moins sa feuille de route que reprenant un mantra du temps. Et la poésie dans tout ça ? « Ne va-t-il pas être bientôt temps de supprimer l'alexandrin ? » glissa-t-il à Banville, alors grand maitre du Parnasse. Il s'en chargea dans Une Saison en enfer et dans les Illuminations.
Pour nous aider à percer le mystère, restent heureusement les témoins. Et dans cette constellation, les étoiles de première grandeur : Ernest Delahaye, l'ami du collège, Georges Izambard, le professeur à peine plus âgé que son élève, Isabelle qui accompagna avec un dévouement amoureux l'agonie de son frère, et Alfred Bardey qu'on ne peut soupçonner d'avoir été influencé par un passé dont il ignorait tout quand il engagea à Aden pour surveiller ses entrepôts de café un jeune Français trainant dans les ports de la Mer Rouge. Mais tous s'entendent pour confirmer la prophétie du vieux professeur du collège de Charleville que fixait derrière son pupitre le regard pervenche : « Rien de banal ne germera dans cette tête. »
Jean Rouaud